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Frédéric Lordon, économiste : “L’Europe est devenue un fétiche encombrant”

Frédéric Lordon, économiste : “L’Europe est devenue un fétiche encombrant”

Pour Frédéric Lordon, la crise européenne n’est pas seulement économique. Elle est d’abord politique, car l’Europe se construit dans le déni des souverainetés populaires puisque les traités « verrouillent » toute discussion sur l’essentiel des décisions économiques. Il s’en explique dans cet entretien iconoclaste : démocratie, relations avec l’Allemagne, rôle des nations, « évidence trompeuse » de l’Europe, ses propos sont au cœur du débat. A vos yeux, la « malfaçon » européenne, sa tare congénitale, est d’abord d’ordre politique : les traités signés par les Etats européens les privent massivement de l’exercice de leur souveraineté… On aura une idée assez exacte de l’ampleur de la malfaçon européenne lorsqu’on aura dit que le plus fondamental n’est même pas dans l’absolu désastre présent. Un désastre tel pourtant qu’il appellerait, à propos de la Grèce ou du Portugal notamment, à forger un concept de « persécution économique ». La tare est principielle, et tient en effet à une opération de soustraction de la souveraineté démocratique dont il importe de prendre l’exacte mesure. L’anomalie, pour ne pas dire la monstruosité, politique européenne tient au fait d’avoir « constitutionnalisé » des contenus substantiels de politique publique, c’est-à-dire d’avoir inscrit dans les traités, textes les plus lointains et les moins révisables, des options particulières, notamment de politique économique, dès lors retirées à la délibération démocratique ordinaire, et figées ad aeternam : du statut de la Banque centrale européenne (BCE), de la nature de ses missions, de la possibilité qu’elle finance ou non directement les Etats, du niveau des déficits et des dettes, nous ne pouvons plus discuter car toutes ces choses ont été déclarées définitivement réglées. Or le propre de la démocratie, c’est qu’il n’y a jamais rien de définitif, et que tout peut toujours être de nouveau remis en discussion. Parmi toutes ces règles irréversiblement gravées dans le marbre des traités, il en est une, spécialement scélérate, qui a pour propriété de surdéterminer la privation de souveraineté : c’est celle qui organise la libre circulation, interne et externe, des capitaux. C’est par là en effet, et une fois que toute possibilité de financement monétaire des déficits est fermée par les autres règles des traités, que les Etats se trouvent condamnés au passage par les marchés, et par conséquent soumis à leur tutelle disciplinaire permanente. « N’ayez donc plus de déficit pour cesser d’en dépendre », réplique la doxa libérale. Et nous voilà partis pour tous les programmes d’austérité, alors même que c’est la récession, consécutive, je le rappelle, à la crise financière privée, qui a creusé les déficits à ce degré. Et exigerait d’ailleurs qu’on les y maintienne au nom d’une politique contracyclique rationnelle.

C’est donc l’interaction de la tutelle organisée des marchés financiers et de règles à la fois folles dans leurs contenus et illégitimes dans leur forme, qui est au principe d’une destruction volontaire de souveraineté probablement sans précédent dans l’histoire politique moderne. “L’Europe est constitutionnellement néolibérale.” Même si une majorité de gauche gouvernait l’Europe demain ?

Tout ce que je viens de dire a été énoncé sans la moindre référence aux orientations partisanes des différents gouvernements des Etats-membres, et vaut en toute généralité. Cet ensemble de règles est totalement découplé des alternances politiques nationales et, si vous me passez un commentaire à la Fernand Raynaud, c’est étudié pour. Il s’agissait précisément de sanctuariser des principes substantiels de politique économique, et de les placer aussi loin que possible, dans d’intouchables traités, hors de portée du peuple bête et méchant. C’est pourquoi l’Europe est constitutionnellement néolibérale. Les orientations des politiques économiques sont enfermées dans une conduite automatique écrite dans les traités, inamovible. Les gouvernements n’ont plus de choix que sur les catégories de dépenses publiques à sacrifier, splendide oripeau de souveraineté. Laisser entendre, comme Vincent Peillon l’a encore fait récemment, que l’enjeu des élections européennes est de « passer d’une Europe de droite à une Europe de gauche » est donc une tromperie patentée dont on ne sait plus trop, à ce stade, ce qu’elle doit au cynisme pur ou au mensonge à soi-même. “L’Allemagne se raconte des histoires à propos de son histoire.” Dans votre livre, vous soulignez le rôle moteur de l’Allemagne dans la construction de l’Europe telle qu’elle est devenue…

A chaque fois, il faut prendre le temps de s’expliquer car les hauts cris de « germanophobie » sont devenus l’asile du refus d’analyser. Il faut d’abord dire que les oligarchies nationales ont toutes donné leur consentement, et même activement œuvré à ce que la construction européenne ait la physionomie qu’on lui connaît. On ferait donc difficilement porter le chapeau à l’Allemagne seule. Et cependant, il importe tout autant de souligner la particularité de son rôle. Car dans cette affaire, l’Allemagne joue ses valeurs les plus hautes, telles qu’elle les a formées à l’épreuve d’une histoire dramatique. Comme l’Allemagne considère que l’hyperinflation de 1923 a été l’antichambre du nazisme, elle a fait de la question monétaire un enjeu vital, un objet de sanctuarisation qui doit être soustrait aux manipulations opportunistes des politiques – et l’on reconnaît ici l’opération formelle que reproduiront les traités européens. Il se trouve que l’Allemagne se raconte des histoires à propos de son histoire. Ce n’est pas l’inflation de 1923, mais bien plus sûrement la récession post-crise – déjà ! – qui, en 1932, a porté le taux de chômage à 25%… et les nazis au pouvoir un an plus tard.

Mais peu importe l’histoire que l’Allemagne se raconte : elle se la raconte. Et la monnaie y est depuis de l’ordre d’une valeur méta-politique, un objet de croyance et de consensus qui outrepasse totalement les enjeux partisans. Jamais l’Allemagne n’aurait accepté d’entrer dans la monnaie unique si celle-ci avait été organisée autrement que selon ses propres principes – ces mêmes principes qui, désormais inscrits dans les traités, déterminent irrévocablement la conduite des politiques nationales. Il ne faut pas douter que cet ultimatum – « à mes conditions monétaires ou rien » – sera systématiquement reconduit à chaque nouvelle étape d’une possible intégration européenne. De sorte que tout « progrès » en cette matière laissera rigoureusement inchangé le cœur du problème – et entière l’amputation de souveraineté. “L’intégration monétaire avec l’Allemagne est problématique pour la France.” Envisagez-vous alors l’idée de rompre avec l’Allemagne, de casser le fameux « couple franco-allemand » ? On peut simultanément reconnaître le rôle de premier plan du couple franco-allemand dans la restabilisation du continent européen à partir des années 60 et observer que ce couple est visiblement entré dans la zone des rendements décroissants. Et voici la recette du retournement d’une alliance vertueuse en attelage nuisible : croire qu’on peut poursuivre sans condition toutes les formes d’intégration. En l’occurrence, c’est l’intégration monétaire avec l’Allemagne qui est profondément problématique pour la France, et pour bien d’autres pays européens d’ailleurs, ceci pour des raisons qui tiennent à l’irréductible singularité allemande et à son refus absolu de transiger en cette matière. Maintenu envers et contre tout sous sa forme maximale, la forme de l’intégration en tout, le « couple franco-allemand » est en effet devenu un mythe néfaste qui obscurcit la pensée. Il faut en tout cas être tombé singulièrement bas dans la monomanie économiciste pour ne plus penser les rapports entre les nations qu’à l’aune de l’intégration financière, commerciale, ou monétaire. Il y a dans l’éditorialisme français des grands hallucinés qu’il va falloir réveiller. Ne pas se précipiter dans l’intégration monétaire, ou vouloir en sortir quand elle est avérée mortifère, serait ainsi le prélude au retour des camps ? Il faut leur réexpliquer que l’entente des peuples gagne moins à s’engager dans d’impossibles rapprochements qu’à cultiver tous ceux qui s’offrent, d’ailleurs bien trop négligés pour cause d’obsession économique : les échanges artistiques, scientifiques, la circulation des étudiants et des touristes, les programmes de traduction, les apprentissages croisés des histoires nationales, les manifestations culturelles communes, le développement des médias bi- ou plurinationaux, etc. “Le débat démocratique a été ramené au dernier degré de l’indigence.” Cette restauration de la souveraineté passe selon vous par la revalorisation de la nation. Cette position est délicate dans le débat actuel…

Elle n’est délicate que parce que le débat public, autour de la question européenne, fait l’objet d’abaissements sans précédent et se trouve abandonné à des procédés honteux. Lorsque Jean-Marie Colombani explique que « la France du rejet de l’euro est la France du rejet de l’autre, la France de Vichy » (1), on sait très exactement où le débat démocratique a été ramené : au dernier degré de l’indigence.

Au demeurant la « revalorisation de la nation » ne me paraît pas la meilleure façon de poser le problème, au moins en première instance. Pour moi la vraie question, le nord magnétique, c’est la souveraineté. Car la souveraineté, comme capacité d’une communauté à se rendre consciente et maîtresse de son propre destin, n’est pas autre chose que l’idée démocratique même. C’est une fois posé le principe de souveraineté dans toute sa généralité que commence vraiment la discussion. Et d’abord pour identifier les lieux de sa mise en œuvre effective. Comme on sait, la nation a été ce lieu privilégié de l’exercice de la souveraineté depuis plusieurs siècles. Est-il indépassable ? Evidemment non. Sauf pour ceux qui croient aux mythes identitaires de la francité, la nation française, et plus généralement les entités nationales présentes, n’ont nullement existé de toute éternité. Et comme elles sont un produit de l’histoire, les actuelles nations n’en sont certainement pas le terme. Rien n’interdit donc en principe d’en concevoir le dépassement. Encore faut-il au moins apercevoir que, fût-ce sous une forme originale, l’intégration politique européenne, si elle était réelle, ne ferait guère autre chose que redéployer le principe de l’Etat-nation à une échelle territoriale élargie – de sorte que ceux qui affectent de se présenter comme « post souverainistes » sont le plus souvent des souverainistes qui s’ignorent. Encore faut-il également analyser les conditions concrètes de possibilités de cet éventuel dépassement. L’absorption de la nation, fût-ce sur le mode de l’Etat fédéré, dans un ensemble européen intégré est-elle praticable ? Ma réponse pour l’heure est non, et pour les raisons que j’ai déjà indiquées. Car, incluant nécessairement les questions de politique économique, et notamment de politique monétaire, l’intégration politique européenne se ferait inévitablement sous les conditions de « sanctuarisation » allemandes, qui sont des conditions anti-démocratiques pour tous les autres pays. Pour l’heure, et pour encore un moment, l’Allemagne repoussera catégoriquement toute construction qui ramènerait dans la discussion démocratique ordinaire les choses qu’elle a veillé à en exclure, et qui l’exposerait au risque d’être mise en minorité sur des questions dont elle a fait des conditions irrévocables : l’indépendance de la Banque centrale européenne, l’exclusivité de sa mission anti-inflationniste, l’interdiction absolue du financement monétaire des déficits, l’obligation de l’équilibre structurel des finances publiques. “Lorsqu’on dit « Europe », on ne sait pas ce qu’on dit.” Au bout du compte, de quelle Europe rêvez-vous ?

Je finis par trouver cette question elle-même très questionnable. Et je me demande si l’« Europe », cette catégorie en fait des plus vagues, n’est pas devenue un fétiche encombrant, un obstacle à la pensée politique. C’est que l’« Europe » n’a pour l’heure d’existence déterminable que sous deux formes : soit comme la catastrophe institutionnelle générale enfermée dans les actuels traités, soit comme un projet de communauté politique intégrée… mais qui s’avère impraticable. Quel sens précis lui donner hors ces deux cas, dont l’un est désastreux et l’autre impossible ? Si, comme je le crois, ce que nous appelons usuellement l’« Europe » ne peut être en réalité davantage qu’un réseau de coopérations variées – ce qui est loin d’être négligeable ! –, et si elle ne peut accéder à une consistance politique supérieure, alors nous sommes ipso facto relevés de toutes les tentatives hasardeuses de définir l’Europe par référence à une circonscription territoriale ou à une forme d’identité qui nous emmènerait invariablement dans le marécage des considérations « civilisationnelles » – comme en témoignent indirectement, mais éloquemment, les embarras récurrents posés par une possible candidature de la Turquie, et la question plus générale des « frontières de l’Union ». Faute de tout autre sens précis à lui donner, le terme « Europe » est devenu un faux cela-va-de-soi, une évidence trompeuse, et pour finir une catégorie hautement problématique dont l’usage n’a été stabilisé que par l’habitude – de sorte que, littéralement parlant, lorsqu’on dit « Europe », on ne sait pas ce qu’on dit – à part bien sûr désigner le catastrophique système des traités. Quitte à mettre ce qu’il faut de provocation pour tordre dans l’autre sens le bâton de l’eurofétichisme, pour ne pas dire de l’euromysticisme, je serais donc assez tenté de dire que la question de l’Europe est inintéressante. Et que l’abandon de cette catégorie-boulet recèle quelques réels avantages. Car identifier qu’une question est inintéressante est au moins la première étape pour en formuler de meilleures. Il est par exemple une question à la fois plus générale, et pourtant plus précise, plus urgente surtout, que celle de l’« Europe », c’est celle qui demande comment les peuples pourraient améliorer, et même approfondir, indéfiniment les relations qu’ils nouent entre eux.

Or, sous ce rapport, rompre avec l’obsession « Europe », et avec les apories, les contradictions irréductibles de l’appartenance à ce « club » mal défini, libère notre regard dans d’autres directions pour envisager, avec une égale ambition, d’approfondir les relations par exemple avec l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient, ou la Russie. Il nous redevient également loisible de penser les relations inter-nationales sous les formes les plus variées qui soient, éventuellement au cas par cas, et non sous la forme de l’encasernement et du régime unique obligatoire. Perspective qui a au moins le mérite de faire droit à cette prémisse fondamentale que tous les peuples ne conviennent pas entre eux sous tous les rapports. Par exemple : tous les pays ne peuvent pas convenir avec l’Allemagne sous le rapport monétaire. Et je demande : en quoi ceci est-il un drame ? Faire ainsi l’analyse objective des rapports de disconvenance nous libère d’en poursuivre la réalisation chimérique pour le court terme, sans nous interdire de penser le moyen de les faire changer dans le long terme, et tout en nous laissant l’entier loisir de cultiver tous les autres rapports de convenance car il ne manque jamais d’en exister. Mais des fanatiques s’escriment à nous mettre dans la tête que nous nous portons au seuil de la troisième guerre mondiale si nous n’acceptons pas de nous soumettre à tous les codicilles francfortois [le siège de la BCE est à Francfort] d’une monnaie avec l’Allemagne. Les mêmes en revanche se soucient comme d’une guigne de traités qui ont pour effet de brutaliser comme jamais les corps sociaux européens, quand ils ne les jettent pas les uns contre les autres dans des rapports de concurrence si violents qu’on se demande comment quelque solidarité concrète pourrait en émerger jamais. Et c’est avec un parfait contentement qu’au nom de l’Europe post-nationale, ils laissent faire tout ce qui nourrit les haines nationalistes, et qu’au nom de la paix, ils encouragent tout ce qui détruit la paix.